Journée sans Presse au Sénégal: Démocratie fragilisée et des milliers d’emplois menacés

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Grève: une “journée sans presse” décrétée par le patronat largement suivie au Sénégal

La grande majorité des médias sénégalais ont suivi, mardi 13 août, le mot d’ordre de la « journée sans presse » décrété par les patrons des médias pour alerter sur les difficultés économiques des entreprises de presse notamment les mesures fiscales des nouvelles autorités qui leur font craindre pour leur survie.

Toute la journée de mardi, les programmes de radios et télévisions ont été interrompus, plusieurs studios sont restés fermés, des kiosques à journaux vides, suite à ce mot d’ordre invitant à observer une « journée sans presse » à travers le pays.

Les patrons des médias ont appelé mardi à protester contre les difficultés dans leur secteur qui traverse “une des phases les plus sombres de son histoire”.

Dans un éditorial commun publié lundi par les médias locaux, le Conseil des diffuseurs et éditeurs de la presse au Sénégal (CDEPS) principale organisation patronale regroupant les éditeurs privés et publics, a déploré le « blocage des comptes bancaires » des entreprises de presse pour non-paiement d’impôt, la “saisie du matériel de production », la « rupture unilatérale et illégale des contrats publicitaires » ou le « gel de l’aide à la presse”.
Pression fiscale et difficultés économiques
À en croire les organisations, les conditions financières de la presse sénégalaise sont devenues presqu’intenables ces dernières années.

”Depuis le Covid-19, où les entreprises de presse ont perdu environ 70 % de leur chiffre d’affaires, les entreprises de presse sont en situation de quasi-faillite. N’importe quel autre secteur qui perdrait 70 % de son chiffre d’affaires, ça veut dire que véritablement, ça ne va pas. C’est donc depuis la période de Covid-19 jusqu’à aujourd’hui, donc durant 5 ans pratiquement, que les entreprises de presse sont en difficulté”, a déclaré Mamadou Ibra Kane, le président du Conseil des diffuseurs.

Monsieur Kane est également éditeur de la presse au Sénégal, par ailleurs éditeur de deux quotidiens sportifs parmi les plus lus dans le pays, ”Stades” et ”Sunu Lamb”.

Ces deux canards ont vu leur parution suspendue début août à cause de difficultés économiques, après plus de vingt ans de présence dans l’espace médiatique sénégalais.
Le secteur des médias au Sénégal est confronté depuis longtemps à des difficultés économiques, accentuées par une fiscalité qui asphyxie les entreprises de presse et contraint certaines à licencier des journalistes et techniciens de presse.

La dette cumulée des médias sénégalais auprès du Trésor public est estimée à 40 milliards de francs CFA, selon le gouvernement qui accuse certains patrons de presse de “délinquance fiscale” et de “détournements de deniers publics”.

Depuis l’arrivée au pouvoir des nouvelles autorités en avril dernier, les patrons de presse affirment subir des pressions fiscales qui n’ont pour but “que le contrôle de l’information et la domestication des acteurs des médias”, selon Mamadou Ibra Kane.

Pour le pouvoir actuel, les médias doivent s’acquitter de leurs obligations fiscales à l’instar de tous les secteurs d’activités et l’État restera ferme sur le sujet.

Le Premier ministre Ousmane Sonko avait dénoncé fin juin les “détournements de fonds publics” auxquels se livreraient selon lui certains patrons de presse qui ne versent pas leurs cotisations sociales.

« On est dans une situation de crise qui apparaît, mais cette crise-là n’est pas étonnante parce qu’elle a des soubassements structurels. Tout est parti des déficits structurels qui plombent un peu l’économie des médias au Sénégal. Mais ce qu’il faut savoir, c’est qu’une entreprise de presse, c’est une communauté professionnelle. C’est une entreprise comme toutes les autres, c’est-à-dire une communauté professionnelle qui est organisée autour du profit. Alors le blocage des comptes, la pression fiscale, tout cela, c’est dans l’ordre normal de fonctionnement d’une entreprise. Vous allez dans d’autres secteurs, vous voyez le même type de situation. Quand vous devez des arriérés relatifs au reversement de la TVA ou d’un impôt d’une autre nature, l’État ne peut avoir pour solution que de vous mettre la pression pour recouvrer ces fonds. Mais c’est aux entreprises de presse de se mettre dans une configuration qui puisse quand même les mettre hors de portée de cette pression fiscale-là, au regard de leur mission de service public et de la particularité de l’exercice de la profession journalistique », estime pour sa part Bouna Manél Fall, professeur de droit, enseignant au Centre d’Etudes des Sciences et Techniques de l’Information (CESTI).

Refus du dialogue par le pouvoir
Si l’écrasante majorité des médias ont suivi à la lettre le mouvement d’humeur et observé le boycott , certains médias comme le Groupe Wal Fadjri (privé) ont décidé de ne pas participer à cette journée de lutte.

« À Walf, nous pensons qu’une “Journée sans presse ” doit être le jalon ultime d’un combat qui doit franchir plusieurs étapes avant d’en arriver à cette décision radicale. Pour la bonne et simple raison qu’une «Journée sans presse» prive les lecteurs, auditeurs, téléspectateurs du sacro-saint droit à l’information. Nous ne voulons point nous emmêler dans des contradictions en revendiquant des droits pendant que, au même moment, nous foulons aux pieds les droits des autres », justifient les responsables du groupe Walfadjri dans un éditorial publié ce mardi.

« Il est aussi de la responsabilité de l’Etat d’ouvrir des couloirs de dialogue avec le patronat de presse pour discuter de questions aussi essentielles que la fiscalité des entreprises de presse, la répartition de la publicité, le déblocage du fonds d’aide à la presse. Ce qui aurait permis de faire l’économie de cette mesure radicale qu’est une “Journée sans presse” qui, en tout état de cause, est une vilaine balafre sur la joue de notre belle démocratie », fait remarquer le groupe Walfadjri.

Le patron du CDEPS, Mamadou Ibra Kane, se désole du fait que les nouvelles autorités refusent systématiquement tout dialogue avec le patronat et laissent la situation empirer sans pour autant trouver une issue à cette crise. «Nous leur avons écrit plusieurs fois mais nous n’avons reçu aucune réponse. Pourtant, lors d’une audience que le président de la République a accordée à la Convention des jeunes reporters, il a dit, donnez-moi des solutions pour la presse. Et il a dit également que si les patrons de presse veulent des solutions, ils n’ont qu’à venir le voir et lui dire nous avons ça comme solution. Oui, on l’a fait automatiquement, mais en vain», regrette-il.
Dans un rapport publié en juin dernier et très critique à l’encontre de l’ancien régime, l’ONG Reporters sans frontières (RSF) exhortait le nouveau chef de l’État sénégalais à agir en faveur de la liberté de la presse après trois années d’agressions et d’arrestations de journalistes ou de suspensions de médias sous la présidence de l’ex chef de l’Etat Macky Sall.

“L’arrivée au pouvoir de nouvelles autorités le 2 avril 2024 est une opportunité pour que le visage balafré des médias au Sénégal cicatrise”, note RSF.

Le Sénégal vient de sortir de trois années de crise au cours desquelles “les conditions d’exercice du métier de journaliste se sont progressivement dégradées dans un pays longtemps considéré comme un bastion de la liberté de la presse en Afrique”, écrit RSF.

Le droit à une information plurielle a été rudement malmené par l’ancien pouvoir qui a “suspendu de manière abusive l’accès à internet et aux réseaux sociaux, ainsi que celui de certains médias jugés critiques du pouvoir” selon l’ONG.

Reporters sans frontières invite les nouvelles autorités sénégalaises à veiller à promouvoir la liberté d’expression et à garantir l’indépendance éditoriale des rédactions tout en œuvrant pour une plus grande soutenabilité économique des médias.

En trois ans (2021-2024), le Sénégal a reculé de 45 places au classement mondial de la liberté de la presse de RSF, passant de la 49e à la 94e place.

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